12 mars 2013

Bonne nuit les petits

298, 299, 300 moutons, cette nuit-là, j’ai compté tout le troupeau.

1h37. Mes paupières sont lourdes, de plus en plus lourdes, tellement lourdes. Je respire profondément. Je suis bien, calme et sereine. Mes yeux se ferment lentement, lourdement et complètement. Il fait doux et chaud. Je pense à  Nounours et je me sens tellement bien! Je dors, je dors, je dors…NON DE DIEU! JE VEUX DORMIR !

Je n’ai jamais cru à l’automédication et je crois encore moins à l’auto-hypnose. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas. On dit que rien ne sert d’insister avec le sommeil, c’est lui qui décide quand il vient ;  une chose est sûre, cette nuit-là il n’est jamais venu.

1h50. Dans l’appartement, la lumière est celle d’une nuit américaine (1). Pourtant, il ne fait pas jour, il fait nuit et il fait noir. Je la reconnais entre mille, la maudite, elle me taraude les nerfs, ma fidèle, ma douce. Insomnie quand tu me tiens !

Mon lit me jette à terre. Mes chaussons retrouvent mes pieds. Une bougie plantée dans le goulot d’une bouteille de Bordeaux brûle.  Le pyjama dépareillé est sur mon dos quand l’horloge de la cuisine affiche 1h55, heure berlinoise. Nerveusement, j’alterne des allers-retours entre la chambre et le salon.  Le plus dur est d’accepter que cette nuit les rêves ne viendront pas. La déception est grande mais pas insurmontable. Prendre le taureau par les cornes! Les choses sérieuses peuvent commencer, le marchand de sable ne viendra plus, très bien alors veuillez ne pas m’interrompre. La nuit  risque d’être longue.

2h10. La tête collée à la fenêtre sur cour, j’inspecte les quatre coins de mon immeuble rectangulaire. Autant dire tout de suite, que dans ces lieux-là, le vis-à-vis n’est plus une contrainte, c’est tout un art. Toutes les lumières sont éteintes chez mes innombrables voisins… Doux sont les bras de Morphée pour ceux qui peuvent les trouver.

2h15. J’allume la radio. Enfin, je connecte l’Internet de mon ordinateur à la radio, c’est plus juste de dire ça, tant qu’à ne pas dormir autant être précis. Je connecte, disais-je…  J’ai bien un transistor vintage Est-allemand  dans ma cuisine, mais depuis quelques mois, la fréquence 97.6 FM de RFI Berlin ne rentre plus dedans, il semblerait que l’onde se soit égarée quelque part entre le siphon de l’évier et le grille-pain.

J’en profite pour lancer un appel aux technico-informaticiens de RFI Mondoblog, si l’un de vous a, à tout hasard, un moment,  pour réorienter correctement votre onde radiophonique en direction de ma cuisine berlinoise, je lui en serais gré infiniment et matinalement. Que voulez-vous que je vous dise, mon petit déjeuner passe toujours mieux quand, entre trois tartines et deux cafés, parvient à mes oreilles, le doux son francophone de ma radio : « Bip bip bip doupdoup doup doup doup, merci d’écouter RFI, il est 7h à Paris, 6h en temps universel… ». Très importante, l’heure universelle !

2h25. J’oublie RFI mais reste dans la famille. Je me connecte  à France Info, où la programmation musicale de la nuit a toujours un je ne sais quoi de plaisamment anachronique qui m’émeut. Christophe chante Les paradis perdus. Par association d’idée nocturne, Christophe me fit penser aux Paradis Artificiels de Baudelaire ; le lien n’est pas si déplaisant, et même plutôt logique, j’y reviendrai à la fin de ce billet.

2h30. Le soleil se couche ici mais se lève ailleurs. Sur Facebook, mes amis du jour éteignent leur point vert. Il est temps de retrouver  mes amis de la nuit : Québécois, Australiens, Martiniquais,  Indonésiens, Mexicains, Brésiliens… Chers amis, contente de vous dire BONJOUR!

A 2h40, j’ai eu envie de faire un truc de fille insomniaque, comme me limer les ongles et me mettre du vernis Dior.  Sauf que je n’ai ni l’un ni l’autre, ce qui est cohérent et rationnel vue mon problème d’onychophagie  soit se ronger les ongles. La nuit tout est permis, je recherche donc via Google les syndromes psychologiques d’une telle manie. . « Rappelons que jusqu’après la deuxième guerre mondiale, la tradition médicale voyait dans l’onychophagie un signe de perversité […] »  Mauvaise idée,  changeons d’activité,  l’ambiance nocturne est en train de m’échapper.

Entre 2h45 et 3h45, dans mes hauts-parleurs, Richter jouait Rachmaninov. J’ai supprimé mes SMS, j’ai rangé par auteurs les livres de la bibliothèque, j’ai donné un dossier et un nom à tous mes fichiers musicaux orphelins sur ITunes, j’ai trié les journaux et  j’ai jeté les tickets de transports et de théâtres qui n’attendaient plus rien sur ma table basse.  J’ai aussi remis à jour mon CV français, mon CV allemand et mon CV anglais, avec en tête ce leitmotiv de mes parents : « Dans les années 70, à peine avions-nous terminé nos études, qu’un boulot nous attendait déjà  à la sortie ! » Je crois rêver !

3h46. Je me suis mis en tête de décongeler et nettoyer le réfrigérateur. Pourquoi les insomnies me confortent-elles toujours dans l’idée de faire ce qu’en temps normal, je n’ai jamais le temps de faire? A peine à 0°C depuis vingt minutes que la glace se mit à fondre au goutte-à-goutte, puis en filet d’eau jusqu’à couler le long du bac à légumes;  mais ça je ne le sais pas encore, il faudra attendre 4h30.

3h50. Après l’effort, le réconfort. L’appétit de Gargantua est passé dans ma nuit. J’ai  donc cassé la croûte comme disait mon grand-père paternel, un morceau de fromage français, du jambon italien sur du pain complet allemand, mine de rien ne pas dormir ouvre l’appétit.

3h55. Je me suis préparée une tasse de thé, que j’ai oubliée de boire! Du coup, je me dis que j’irais bien acheter une bière.  Aller hop ! Mon sang n’a fait qu’un tour,  bonnet de laine sur la tête,  bottes fourrées aux pieds, une minute chrono et me voilà dans l’épicerie de nuit en bas de chez moi.

Le regard absorbé dans son poste de télévision accroché dans le coin droit de la pièce,  Fatih est accoudé à la caisse, (Oui! Je connais le prénom de mon épicier turc, pourquoi pas ?)  Je paye ma Schöfferhofer, la bière qui, comme le vente cette publicité allemande, incarne, pour un allemand amoureux, le goût et le souvenir de sa fiancée française. Il est 4h, quand je lève la tête en direction de la télévision de Fatih :

Fatih : ça s’appelle Gümüs, tu connais ?

Moi : Non. C’est un feuilleton turc ?

Fatih : Was ? Tu connais pas ! Donnes,  jtouvre ta bière !

Il y a des moments dans la vie où on ne cherche plus à avoir le choix. Ma bière fut décapsulée à la berlinoise, c’est-à-dire en un coup de briquet et le récit nocturne commença :

Fatih : Alors eux là c’est la famille de Gümüs et les autres c’est la famille de Mehmet. Après la mort de sa copine, Mehmet, lui là, le beau gosse,   il a fait une dépression, alors son grand-père qui est très malade mais personne le sait encore, il a voulu  marier son petit-fils Mehmet, avec Gümüs, une fille de la campagne que Mehmet en fait, il a toujours aimé depuis l’enfance, et ça va être le bordel dans les familles, tu vois, ça va pas être simple, tu vois…

A 4h20, d’un point de vue externe, je me suis vue dans cette épicerie, en pyjama, une bière à la main, en train d’écouter mon épicier turc me raconter une Telenovela made in Turquie ou quand Dallas se mélange à Plus belle la vie. Et j’ai trouvé ça presque normal.

4h 25. De retour chez moi, pas le temps de renfiler mes chaussons. Les oreilles interpellées par le manque sonore de la goutte d’eau qui goutte et les chaussettes mouillées, j’entre les deux pieds dans un cauchemar éveillé… La décongélation du frigo a débordé. Une mare aux canards sur le sol de la cuisine. Non de Dieu! On ne trouve jamais les serpillières quand on a besoin d’elles ! Tous les torchons devraient suffire…  Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête,  me suis-je crue pour une nuit l’une de ces magiciennes de la vie pour qui tout est facile.

5h. Je penche ma tête dans  un puits sans fin, soit regarder des vidéos sur Youtube. Décidément  elle me plaît de moins en moins cette insomnie.

5h30. Première lumière dans la cuisine du voisin d’en face. L’homme sans pantalon qui me sert de voisin offre à ma vie sa part quotidienne de surréalisme. J’ai mystifié mon voisin d’en face, lui dont l’usage du rideau et du pantalon  semble être des us et coutumes dépourvus de toute convenance. Mon voisin bedonnant a les cuisses rosées, les mollets ronds et des fesses débordantes sur slip taille trop basse. Sa lune n’a plus de secret pour moi. Qu’importe, si je n’ai jamais vu mon voisin d’en face avec un pantalon,  cette fin de nuit-là,  je l’ai vu se réveiller tôt.

6h. J’ai senti que l’insomnie se terminait enfin. J’ai soufflé sur la bougie. J’ai réglé mon réveil à 7h30. Mes chaussons ont quitté mes pieds et Baudelaire écrivait: « Cet état dura longtemps, fort longtemps. Dura-t-il jusqu’au matin? Je l’ignore. Je vis tout d’un coup le soleil matinal installé dans ma chambre; j’éprouvai un vif étonnement, et malgré tous les efforts de mémoire que j’ai pu faire, il m’a été impossible de savoir si j’avais dormi ou si j’avais subi patiemment une insomnie délicieuse. Tout à l’heure, c’était la nuit, et maintenant le jour! » Extrait Les Paradis Artificiels, 1860. 
(1) ou Day for Night.  Technique de prise de vues cinématographique consistant à tourner de jour une scène d’extérieur censée se dérouler la nuit.
 
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Commentaires

aurora
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